N'a-t-on pas vu des politiciens et des intellectuels affirmer
que l'école est d'abord là pour "former des citoyens"?.
Derrière la Loi foulardière, la peur,
par Alain Badiou
LE MONDE | 21.02.04 |
> 1. D'aimables républicaines et républicains arguèrent un jour
qu'il fallait une loi pour interdire tout foulard sur les
cheveux des filles. A l'école d'abord, ailleurs ensuite,
partout si possible. Que dis-je, une loi ? Une Loi ! Le
président de la République était un politicien aussi limité
qu'insubmersible. Totalitairement élu par 82 % des électeurs,
dont tous les socialistes, gens parmi lesquels se recrutaient
nombre des aimables républicain(e)s en question, il opina du
bonnet : une loi, oui, une Loi contre le petit millier de
jeunes filles qui mettent le susdit foulard sur leurs cheveux.
Les pelées, les galeuses ! Des musulmanes, en plus ! C'est ainsi
qu'une fois de plus, dans la ligne de la capitulation de Sedan,
de Pétain, de la guerre d'Algérie, des fourberies de
Mitterrand, des lois scélérates contre les ouvriers sans
papiers, la France étonna le monde. Après les tragédies, la
farce.
> 2. Oui, la France a enfin trouvé un problème à sa mesure : le
foulard sur la tête de quelques filles. On peut le dire, la
décadence de ce pays est stoppée. L'invasion musulmane, de
longtemps diagnostiquée par Le Pen, aujourd'hui confirmée par
des intellectuels indubitables, a trouvé à qui parler. La
bataille de Poitiers n'était que de la petite bière, Charles
Martel, un second couteau. Chirac, les socialistes, les
féministes et les intellectuels des Lumières atteints
d'islamophobie gagneront la bataille du foulard. De Poitiers au
foulard, la conséquence est bonne, et le progrès considérable.
> 3. A cause grandiose, arguments de type nouveau. Par exemple
: le foulard doit être proscrit, qui fait signe du pouvoir des
mâles (le père, le grand frère) sur ces jeunes filles ou
femmes. On exclura donc celles qui s'obstinent à le porter. En
somme : ces filles ou femmes sont opprimées. Donc, elles seront
punies. Un peu comme si on disait : "Cette femme a été violée,
qu'on l'emprisonne". Le foulard est si important qu'il mérite
une logique aux axiomes renouvelés.
> 4. Ou, au contraire : ce sont elles qui veulent librement le
porter, ce maudit foulard, les rebelles, les coquines ! Donc,
elles seront punies. Attendez : ce n'est pas le signe d'une
oppression par les mâles ? Le père et le grand frère n'y sont
pour rien ? D'où vient qu'il faut l'interdire, alors, ce foulard
? C'est qu'il est ostentatoirement religieux. Ces coquines
"ostentent" leur croyance. Au piquet, na !
> 5. Ou c'est le père et le grand frère, et féministement le
foulard doit être arraché. Ou c'est la fille elle-même selon sa
croyance, et "laïcisement" il doit être arraché. Il n'y a pas
de bon foulard. Tête nue ! Partout ! Que tout le monde, comme
on disait autrefois - même les pas-musulmanes le disaient -
sorte "en cheveux".
> 6. Notez bien que le père et le grand frère de la fille au
foulard ne sont pas de simples comparses parentaux. On l'insinue
souvent, parfois on le déclare : le père est un ouvrier abruti,
un pauvre type directement "venu du bled" et commis aux chaînes
de Renault. Un archaïque. Mais stupide. Le grand frère deale le
shit. Un moderne. Mais corrompu. Banlieues patibulaires.
Classes dangereuses.
> 7. La religion musulmane ajoute aux tares des autres
religions celle-ci, gravissime : elle est, dans ce pays, la
religion des pauvres.
> 8. Imaginons le proviseur d'un lycée, suivi d'une escouade
d'inspecteurs armés de centimètres, de ciseaux, de livres de
jurisprudence : on va vérifier aux portes de l'établissement si
les foulards, kippas et autres couvre-chefs sont
"ostentatoires". Ce foulard grand comme un timbre poste perché
sur un chignon ? Cette kippa comme une pièce de deux euros ?
Louche, très louche. Le minuscule pourrait bien être
l'ostentation du majuscule. Mais, que vois-je ? Gare ! Un
chapeau haut de forme ! Hélas ! Mallarmé, interrogé sur le
chapeau haut de forme, l'a dit : "Qui a mis rien de pareil ne
peut l'ôter. Le monde finirait, pas le chapeau." Ostentation
d'éternité.
> 9. La laïcité. Un principe inoxydable ! Le lycée d'il y a
trois ou quatre décennies : interdiction de mélanger les sexes
dans la même classe, pantalon décommandé aux filles,
catéchisme, aumôniers. La communion solennelle, avec les gars en
brassard blanc et les mignonnes sous le voile de tulle. Un vrai
voile, pas un foulard. Et vous voudriez que je tienne pour
criminel ce foulard ? Ce signe d'un décalage, d'un remuement,
d'un enchevêtrement temporel ? Qu'il faille exclure ces
demoiselles qui mêlent agréablement hier et aujourd'hui ?
Allez, laissez faire la broyeuse capitaliste. Quels que soient
les allers et retours, les repentirs, les venues ouvrières du
lointain, elle saura substituer aux dieux morts des religions le
gras Moloch de la marchandise.
> 10. Au demeurant, n'est-ce pas la vraie religion massive,
celle du commerce ? Auprès de laquelle les musulmans convaincus
font figure de minorité ascétique ? N'est-ce pas le signe
ostentatoire de cette religion dégradante que ce que nous
pouvons lire sur les pantalons, les baskets, les tee-shirts :
Nike, Chevignon, Lacoste,... N'est-il pas plus mesquin encore
d'être à l'école la femme sandwich d'un trust que la fidèle
d'un Dieu ? Pour frapper au coeur de la cible, voir grand, nous
savons ce qu'il faut : une loi contre les marques. Au travail,
Chirac. Interdisons sans faiblir les signes ostentatoires du
Capital.
> 11. Qu'on m'éclaire. La rationalité républicaine et féministe
de ce qu'on montre du corps et de ce qu'on ne montre pas, en
différents lieux et à différentes époques, c'est quoi ? Que je
sache, encore de nos jours, et pas seulement dans les écoles, on
ne montre pas le bout des seins ni les poils du pubis, ni la
verge. Devrais-je me fâcher de ce que ces morceaux soient
"dérobés aux regards" ? Soupçonner les maris, les amants, les
grands frères ? Il y a peu dans nos campagnes, encore de nos
jours en Sicile et ailleurs, les veuves portent fichus noirs,
bas sombres, mantilles. Il n'y a pas besoin pour cela d'être la
veuve d'un terroriste islamique.
> 12. Curieuse, la rage réservée par tant de dames féministes
aux quelques filles à foulard, au point de supplier le pauvre
président Chirac, le soviétique aux 82 %, de sévir au nom de la
Loi, alors que le corps féminin prostitué est partout, la
pornographie la plus humiliante universellement vendue, les
conseils d'exposition sexuelle des corps prodigués à longueur
de page dans les magazines pour adolescentes.
> 13. Une seule explication : une fille doit montrer ce qu'elle
a à vendre. Elle doit exposer sa marchandise. Elle doit indiquer
que désormais la circulation des femmes obéit au modèle
généralisé, et non pas à l'échange restreint. Foin des pères et
grands frères barbus ! Vive le marché planétaire ! Le modèle,
c'est le top modèle.
> 14. On croyait avoir compris qu'un droit féminin intangible
est de ne se déshabiller que devant celui (ou celle) qu'on a
choisi (e) pour ce faire. Mais non. Il est impératif d'esquisser
le déshabillage à tout instant. Qui garde à couvert ce qu'il
met sur le marché n'est pas un marchand loyal.
> 15. On soutiendra ceci, qui est assez curieux : la loi sur le
foulard est une loi capitaliste pure. Elle ordonne que la
féminité soit exposée. Autrement dit, que la circulation sous
paradigme marchand du corps féminin soit obligatoire. Elle
interdit en la matière - et chez les adolescentes, plaque
sensible de l'univers subjectif entier - toute réserve.
> 16. On dit un peu partout que le "voile" est l'intolérable
symbole du contrôle de la sexualité féminine. Parce que vous
imaginez qu'elle n'est pas contrôlée, de nos jours, dans nos
sociétés, la sexualité féminine ? Cette naïveté aurait bien
faire rire Foucault. Jamais on n'a pris soin de la sexualité
féminine avec autant de minutie, autant de conseils savants,
autant de discriminations assénées entre son bon et son mauvais
usage, La jouissance est devenue une obligation sinistre.
L'exposition universelle des morceaux supposés excitants, un
devoir plus rigide que l'impératif moral de Kant. Au demeurant,
entre le "Jouissez, femmes !" de nos gazettes et l'impératif
"Ne jouissez pas !" de nos arrière-grands-mères, Lacan a de
longue date établi l'isomorphie. Le contrôle commercial est
plus constant, plus sûr, plus massif que n'a jamais pu l'être le
contrôle patriarcal. La circulation prostitutionnelle
généralisée est plus rapide et plus fiable que les
difficultueux enfermements familiaux, dont la mise à mal, entre
la comédie grecque et Molière, a fait rire pendant des siècles.
> 17. La maman et la putain. On fait dans certains pays des
lois réactionnaire pour la maman et contre la putain, dans
d'autres, des lois progressistes pour la putain et contre la
maman. C'est cependant l'alternative qu'il faudrait récuser.
> 18. Non pas toutefois par le "ni... ni...", qui ne fait jamais
que perpétuer en terrain neutre (au centre, comme Bayrou ?) ce
qu'il prétend contester. "Ni maman ni putain", cela est
tristounet. Comme "ni pute ni soumise", lequel est au demeurant
absurde : une "pute" n'est-elle pas généralement soumise, oh
combien ? On les appelait, autrefois, des respectueuses. Des
soumises publiques, en somme. Quant aux "soumises", elles ne
sont peut-être que des putains privées.
> 19. On y revient toujours : l'ennemi de la pensée,
aujourd'hui, c'est la propriété, le commerce, des choses comme
des âmes, et non la foi. On dira bien plutôt que c'est la foi
(politique) qui manque le plus. La "montée des intégrismes"
n'est que le miroir dans lequel les Occidentaux repus
considèrent avec effroi les effets de la dévastation des
consciences à laquelle ils président. Et singulièrement la
ruine de la pensée politique, qu'ils tentent partout
d'organiser, tantôt sous couvert de démocratie insignifiante,
tantôt à grand renfort de parachutistes humanitaires. Dans ces
conditions, la laïcité, qui se prétend au service des savoirs,
n'est qu'une règle scolaire de respect de la concurrence, de
dressage aux normes "occidentales" et d'hostilité à toute
conviction. C'est l'école du consommateur cool, du commerce
soft, du libre propriétaire et du votant désabusé.
> 20. On ne s'extasiera jamais assez sur la trajectoire de ce
féminisme singulier qui, parti pour que les femmes soient
libres, soutient aujourd'hui que cette "liberté" est si
obligatoire qu'elle exige qu'on exclue des filles (et pas un
seul garçon !) du seul fait de leur apparat vestimentaire.
> 21. Tout le jargon sociétal sur les "communautés" et le
combat aussi métaphysique que furieux entre "la République" et
"les communautarismes", tout cela est une foutaise. Qu'on
laisse les gens vivre comme ils veulent, ou ils peuvent, manger
ce qu'ils ont l'habitude de manger, porter des turbans, des
robes, des voiles, des minijupes ou des claquettes, se
prosterner à toute heure devant des dieux fatigués, se
photographier les uns les autres avec force courbettes ou
parler des jargons pittoresques. Ce genre de "différences"
n'ayant pas la moindre portée universelle, ni elles n'entravent
la pensée, ni elles ne la soutiennent. Il n'y a donc aucune
raison, ni de les respecter, ni de les vilipender. Que
"l'Autre", - comme disent après Levinas les amateurs de
théologie discrète et de morale portative - vive quelque peu
autrement, voilà une constatation qui ne mange pas de pain.
> 22. Quant au fait que les animaux humains se regroupent par
provenance, c'est une conséquence naturelle et inévitable des
conditions le plus souvent misérables de leur arrivée. Il n'y a
que le cousin, ou le compatriote de village, qui peut, volens
nolens, vous accueillir au foyer de St Ouen l'Aumône. Que le
chinois aille là où il y a déjà des Chinois, il faut être obtus
pour s'en formaliser.
> 23. Le seul problème concernant ces "différences culturelles"
et ces "communautés" n'est certes pas leur existence sociale,
d'habitat, de travail, de famille ou d'école. C'est que leurs
noms sont vains là où ce dont il est question est une vérité,
qu'elle soit d'art, de science, d'amour ou, surtout, de
politique. Que ma vie d'animal humain soit pétrie de
particularités, c'est la loi des choses. Que les catégories de
cette particularité se prétendent universelles, se prenant ainsi
au sérieux du Sujet, voilà qui est régulièrement désastreux. Ce
qui importe est la séparation des prédicats. Je peux faire des
mathématiques en culotte de cheval jaune et je peux militer
pour une politique soustraite à la "démocratie" électorale avec
une chevelure de Rasta. Ni le théorème n'est jaune (ou
non-jaune), ni le mot d'ordre qui nous rassemble n'a de tresses.
Non plus d'ailleurs qu'il n'a d'absence de tresses.
> 24. Que l'école soit, dit-on, fort menacée par une
particularité aussi insignifiante que le foulard de quelques
filles amène à soupçonner que ce n'est jamais de vérité qu'il y
est question. Mais d'opinions, basses et conservatrices.
N'a-t-on pas vu des politiciens et des intellectuels affirmer
que l'école est d'abord là pour "former des citoyens"? Sombre
programme. De nos jours, le "citoyen" est un petit jouisseur
amer, cramponné à un système politique dont tout semblant de
vérité est forclos.
> 25. Ne serait-on pas préoccupé, en haut et bas lieu, de ce que
nombre de filles d'origine algérienne, marocaine, tunisienne,
le chignon bien serré, la mine austère, acharnées au travail,
composent, avec quelques Chinois non moins vissés à l'univers
familial, de redoutables têtes de classe ? De nos jours, il y
faut pas mal d'abnégation. Et il se pourrait que la Loi du
soviétique Chirac aboutisse à l'exclusion tapageuse de quelques
excellentes élèves.
> 26. "Jouir sans entraves", cette ânerie soixante-huitarde,
n'a jamais fait tourner à haut régime le moteur des savoirs.
Une certaine dose d'ascétisme volontaire, on en connaît la
raison profonde depuis Freud, n'est pas étrangère au voisinage
de l'enseignement et d'au moins quelques rudes fragments de
vérités effectives. De sorte qu'un foulard, après tout, peut
servir. Là où désormais le patriotisme, cet alcool fort des
apprentissages, fait entièrement défaut, tout idéalisme, même
de pacotille, est le bienvenu. Pour qui du moins suppose que
l'école est autre chose que la "formation" du
citoyen-consommateur.
> 27. En vérité, la Loi foulardière n'exprime qu'une chose :
la peur. Les Occidentaux en général, les Français en
particulier, ne sont plus qu'un tas frissonnant de peureux. De
quoi ont-ils peur ? Des barbares, comme toujours. Ceux de
l'intérieur, les "jeunes des banlieues"; ceux de l'extérieur,
les "terroristes islamistes". Pourquoi ont-ils peur ? Parce
qu'ils sont coupables, mais se disent innocents. Coupables
d'avoir, à partir des années 1980, renié et tenté d'anéantir
toute politique d'émancipation, toute raison révolutionnaire,
toute affirmation vraie d'autre chose que ce qu'il y a.
Coupables de se cramponner à leurs misérables privilèges.
Coupables de n'être plus que de vieux enfants qui jouent avec ce
qu'ils achètent. Eh oui, "dans une longue enfance on les a fait
vieillir". Aussi ont-ils peur de tout ce qui est un peu moins
vieux qu'eux. Par exemple, une demoiselle entêtée.
> 28. Mais surtout, Occidentaux en général et Français en
particulier ont peur de la mort. Ils n'imaginent même plus
qu'une Idée puisse valoir qu'on prenne pour elle quelques
risques. "Zéro mort", c'est leur plus important désir. Or, ils
voient partout dans le monde des millions de gens qui n'ont
aucune raison, eux, d'avoir peur de la mort. Et, parmi eux,
beaucoup, presque chaque jour, meurent au nom d'une Idée. Cela
est pour le "civilisé" la source d'une intime erreur.
> 29. Et je sais bien que les Idées pour lesquelles on accepte
aujourd'hui de mourir ne valent en général pas cher. Convaincu
que tous les dieux ont de longue date déclaré forfait, je me
désole de ce que de jeunes hommes, de jeunes femmes,
déchiquettent leurs corps dans d'affreux massacres sous la
funèbre invocation de ce qui depuis longtemps n'est plus. Je
sais en outre qu'ils sont instrumentés, ces "martyrs"
redoutables, par des comploteurs peu discernables de ceux
qu'ils prétendent abattre. On ne redira jamais assez que Ben
Laden est une créature des services américains. Je n'ai pas la
naïveté de croire à la pureté, ni à la grandeur, ni même à une
quelconque efficacité, de ces tueries suicidaires.
> 30. Mais je dis que ce prix atroce est d'abord payé à la
destruction minutieuse de toute rationalité politique par les
dominants d'Occident, entreprise que n'ont rendue aussi
largement praticable que l'abondance, notamment en France, des
complicités intellectuelles et populaires. Vous vouliez avec
acharnement liquider jusqu'au souvenir de l'Idée de révolution
? Déraciner tout usage, même allégorique, du mot "ouvrier"? Ne
vous plaignez pas du résultat. Serrez les dents, et tuez les
pauvres. Ou faites-les tuer par vos amis américains.
> 31. On a les guerres qu'on mérite. Dans ce monde transi par
la peur, les gros bandits bombardent sans pitié des pays
exsangues. Les bandits intermédiaires pratiquent l'assassinat
ciblé de ceux qui les gênent. Les tout petits bandits font des
lois contre les foulards.
> 32. On dira que c'est moins grave. Certes. C'est moins grave.
Devant feu le Tribunal de l'Histoire, nous obtiendrons les
circonstances atténuantes : "Spécialiste des coiffures, il n'a
joué dans l'affaire qu'un petit rôle".
> Alain Badiou est philosophe, écrivain et professeur à l'école
normale supérieure.
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 22.02.04
samedi 9 mai 2009
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